TEXTE 1 - PROLOGUE
La retraite, je vous jure... Ça ne fait pas quinze jours que je l’ai prise et quel ennui ! C’est Luigi qui me poussait à la prendre : Tu as assez travaillé dans ta vie, ta maison est payée, ton fils a une belle situation, tu peux bien penser à toi ; on va acheter une nouvelle auto, voyager, aller à la mer, en Italie, au cinéma, tout ce qu’on n’a jamais pu faire. Et patati et patata. Une litanie ! J’ai été assez idiote pour le croire et je me retrouve à faire le grand nettoyage de la cave et du grenier, et les courses, la popote, la vaisselle, la lessive et le repassage tout comme avant. La seule différence, c’est que je le vois vautré toute la journée dans son fauteuil à regarder la télé ou pire, à me regarder. Les hommes, je vous jure ! Fallait-il que je sois bête pour m’encombrer de bons à rien qui ne rentrent que pour se plaindre du boulot, du patron, des collègues, de la paie, du temps passé sur les routes et du temps qu’il fait alors que moi je me remettais dans mes casseroles après avoir récuré celles de Sainte-Agathe, l’école primaire du bout de la rue, et celles-là, elles sont lourdes. J’aurais dû continuer, au moins on rigolait là-bas, à la cuisine, en mimant la directrice perchée sur ses talons trop hauts ou les petits morveux qui toisaient le personnel quand on leur refusait une nouvelle portion de frites.
Les hommes… Il n’y en a qu’un pour racheter les autres : Philippe, mon fils, celui que j’ai eu avec Ernest et que j’ai élevé toute seule quand il s’est taillé, dix mois après sa naissance. Paraît que j’étais devenue insupportable, à exiger qu’il s’occupe du bébé pendant que je prenais du bon temps (les biberons, les langes, le bain ; la panade, les langes, le bain) et à refuser les services que toute femme doit à son mari une fois la nuit venue. Un divorce qui m’a coûté des dizaines de milliers de francs et j’ai dû faire des heures supplémentaires au noir pour arriver à payer le loyer puis la garderie, parce qu’il s’est arrangé pour être au chômage et ne pas verser de pension alimentaire. Après, le mariage, il ne fallait plus m’en parler. Albert est resté trois ans avec moi. Il était gentil avec le petit, Albert, mais il est tombé du toit le lendemain de la saint-Éloi, le parton des couvreurs, il n’avait pas digéré la cuite de la veille. Et puis il y a eu Roger, qui savait s’y prendre avec moi en m’offrant des fleurs. J’aimais bien les fleurs, je me sentais une dame quand il rentrait avec un bouquet, mais il en offrait aussi aux autres – c’était ça, le temps passé sur les routes - et ça ne m’a pas plu. J’aurais mieux fait de m’en tenir là mais j’avais trente-cinq ans et Luigi s’est pointé, le beau Luigi avec ses boucles brunes et sa voix de ténor qui me chantait Sole mio ou Vivo per lei en me prenant dans ses bras. Luigi, il ne lui reste plus que quelques poils gris sur le crâne et il regarde The voice à la télé, la cigarette a eu raison de sa belle voix. Et pour ce qui est de me prendre dans ses bras, je ferais mieux de m’en trouver un autre. Dieu m’en garde !
Six heures ! Philippe m’a promis de passer ce soir, après ses consultations. À quelle heure, je ne sais pas, sa salle d’attente est toujours pleine, tout le monde sait que c’est un bon docteur. Il va me falloir mettre de l’ordre, Luigi laisse toujours tout traîner, et m’arranger un peu, mon fils n’aime pas que je reste en tablier. C’est un bon garçon, il me répète que je dois sortir, voir du monde, me faire belle, mais ça fait trop longtemps que je ne suis plus belle pour personne et à 65 ans bien sonnés, ce n’est pas maintenant que ça va changer.
r du monde, me faire belle, mais ça fait trop longtemps que je ne suis plus belle pour personne et à 65 ans bien sonnés, ce n’est pas maintenant que ça va changer.
