vendredi 14 novembre 2025

Texte 1 - Prologue

 

- Tu n’avais pas dit que tu changerais l’ampoule dans la cuisine ?

Bien sûr, il ne répond pas. Les questions, c’est lui qui les pose, comme Qu’est-ce qu’on mange ? ou Tu n’as pas vu la télécommande ? Comme si je n’avais que ça à faire, regarder la télé. Il va être cinq heures et je n’ai pas arrêté, et il y a encore une tarte dans le four. La retraite, je vous jure... C’est Luigi qui me poussait à la prendre : Ta maison est payée, ton fils a une belle situation, tu peux bien penser à toi ; on va acheter une nouvelle auto, aller à la mer, en Italie, au cinéma, tout ce qu’on n’a jamais pu faire. Et patati et patata. J’ai été assez idiote pour le croire et depuis quinze jours je me retrouve à faire le grand nettoyage de la cave, du grenier et du garage, et les courses, la popote, la vaisselle, la lessive et le repassage tout comme avant. La seule différence, c’est que je le vois vautré toute la journée dans son fauteuil à regarder du foot ou pire, à me regarder. L’ampoule, m’est avis que c’est moi qui devrai la changer. Les hommes, pas un pour racheter l’autre ! Fallait-il que je sois bête pour m’encombrer de bons à rien qui ne rentraient que pour se plaindre du boulot, du patron, des collègues, de la paie, du temps passé sur les routes et du temps qu’il fait alors que moi je me remettais dans mes casseroles après avoir nettoyé celles de Sainte-Agathe. Sainte-Agathe, c’était le bon temps, au moins on rigolait à la cuisine, en mimant la directrice perchée sur ses talons trop hauts ou les petits morveux qui toisaient le personnel en tablier.


- Quand est-ce qu’il arrive, Philippe ?

J’ai fait semblant de ne pas entendre. Mon fils, il arrivera quand il pourra. Il travaille, lui, et pas qu’un peu. Sa salle d’attente est toujours comble, tout le monde sait que c’est un bon docteur. Je l’ai élevé toute seule quand Ernest s’est taillé, dix mois après sa naissance. Paraît que j’étais devenue insupportable, à exiger qu’il s’occupe du bébé pendant que je prenais du bon temps (les biberons, les langes, le bain ; la panade, les langes, le bain) et à refuser les services que toute femme doit à son mari une fois la nuit venue. Un divorce qui m’a coûté des dizaines de milliers de francs et j’ai dû faire des heures supplémentaires au noir pour arriver à m’en sortir. Après, le mariage, il ne fallait plus m’en parler. Albert est resté trois ans avec moi. Il était gentil avec le petit, Albert, mais il est tombé du toit le lendemain de la saint-Éloi, le patron des couvreurs, il n’avait pas digéré la cuite de la veille. Et puis il y a eu Roger, qui savait s’y prendre avec moi en m’offrant des fleurs, je me sentais comme une dame quand il rentrait avec un bouquet, mais il en offrait aussi aux autres (c’était ça, le temps passé sur les routes) et ça ne m’a pas plu. J’aurais mieux fait de m’en tenir là mais j’avais trente-cinq ans et Luigi s’est pointé, le beau Luigi avec ses boucles brunes et sa voix de ténor qui me chantait Sole mio ou Vivo per lei en me prenant dans ses bras. Luigi, il ne lui reste plus que quelques poils gris sur le crâne, il regarde The voice à la télé, et la cigarette a eu raison de sa belle voix. Et pour ce qui est de me prendre dans ses bras, je ferais mieux de m’en trouver un autre. Dieu m’en garde !

La tarte est cuite, il est temps que je m’arrange un peu, Philippe n’aime pas que je reste en tablier. C’est un bon garçon, mon fils, il me répète que je dois aller au cinéma même toue seule, acheter un pantalon à la mode, aller chez la coiffeuse, me faire belle, mais ça fait trop longtemps que je ne suis plus belle pour personne et à 65 ans bien sonnés, ce n’est pas maintenant que ça va changer.   




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Texte 1 - Prologue

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